Aborder la question de la haine à l’adolescence ne se fait pas sans risque. En particulier, celui de charrier son lot de poncifs et de raccourcis susceptibles, au bout du compte, de rendre tout débat stérile ou convenu. D’une part, une approche de la haine comme posture adolescente, quasi obligatoire depuis l’adoption d’une certaine antienne – « j’ai la haine! » – devenue aujourd’hui formule-valise et pouvant signifier tout et son contraire, expression commune et suffisamment vague pour exonérer son locuteur de tout effort explicatif, laisser l’auditoire faire le travail et en déduire les enjeux potentiels. D’autre part, un mal-être profond, hors paroles, et dont la clinique témoigne de la variété des formes, mise en actes d’une haine des autres et de soi, contre les autres et sur soi, au prix parfois d’une radicalité stupéfiante. Et puis, il y a les événements de janvier dernier, perpétrés par des jeunes dont l’on peut suspecter la cassure pubertaire, en lien avec les ruptures d’histoires qu’ils ont traversées. Et de se perdre alors en conjectures pour déterminer ce que chacune de ces expressions de la haine à l’adolescence peuvent avoir de commun, les raisons spécifiques pour lesquelles elles relèvent d’impasses ou de simples avatars dans le processus adolescent.
Comment dès lors sortir du piège qui se tend à mesure qu’émergent des représentations usées à force d’être agitées, de sortir de l’observation du phénomène « haine » pour aborder véritablement l’étude de sa fonction ? En reprenant certainement la dynamique psychique en ses origines et appréhender les enjeux premiers, en deçà des effets de variabilité dans lesquels elle se déploie : l’objet est investi dans la haine, nous dit Freud, et l’on est dès lors averti des réponses de l’environnement et des conséquences qu’elles auront dans la manière dont le sujet assimilera ou non cette donnée fondamentale.
Ce numéro, coordonné par Houari Maïdi, s’ouvre sur la publication d’interventions qui eurent lieu dans le cadre d’un colloque organisé à Besançon en 2013. Houari Maïdi entame l’exploration du rôle et de la fonction de la haine à l’adolescence en nous proposant une lecture générale au cours de laquelle le registre du refus face à la passivation apparaît déjà comme l’élément central. François Ladame aborde, quant à lui, ce registre de la haine selon une double acception: haine de l’adolescent à l’égard de l’autre ou dirigée contre soi. Mais aussi cette haine dirigée contre l’adolescent, telle que les sociétés ont pu l’exprimer et les mythes la symboliser. Dès lors l’auteur s’interroge sur l’antériorité d’un principe d’infanticide et de la pédophilie sur les registres du parricide et de l’inceste, ces derniers étant appréhendés en leur statut de réponse. La « qualité » de la haine présente chez un sujet peut être mesurée, selon l’auteur, à travers le niveau de tolérance face à la passivité, l’impact de la haine sur la constitution du narcissisme, la place laissée à l’objet et le facteur quantitatif dont cette haine se prévaut. Michel Vincent appréhende, en s’appuyant sur un souvenir d’adolescente d’une patiente adulte, la (re)découverte de l’objet au pubertaire et le processus défensif de la haine face au risque traumatique que la mauvaise rencontre avec l’objet peut provoquer. Dans la veine d’une haine aux vertus organisatrices, Olivier Douville ouvre la réflexion en évoquant ces situations où la haine est empêchée, du fait de l’intensité du trauma traversé et de la mélancolisation de la honte qu’il a inscrit profondément dans la psyché. La haine devient ce passage qui éloigne enfin de la honte et le recours nécessaire, que l’on doit espérer provisoire, pour constituer un autre « qui tien[ne] le coup ».
Dans la poursuite de cette réflexion, mais hors colloque, Philippe Gutton ouvre un nouveau chapitre de ce numéro en soumettant l’idée d’une haine affect-signe de l’abus de pouvoir de l’identifiant infantile. La domination ressentie des figures parentales, potentiellement relayées par la société à l’extérieur, précipite la projection de cette haine, en son mécanisme de protection : la menace ne peut être évacuée qu’en désignant des cibles représentatives et dès lors hautement investies. Jacques Sédat, en convoquant la clinique de la prime enfance, met en perspective les théories freudienne et winnicottienne et rappelle combien la haine participe à la constitution d’une psyché suffisamment différenciée. C’est à travers une analyse de trois fragments littéraires que Samuel Lepastier explore les racines de la haine du fils pour le père où, là encore, menace de la passivation et honte se conjuguent pour donner forme à l’expression de cette haine. Florian Houssier complète ce tableau en évoquant l’influence de l’identification projective, dans un cas de parricide: l’indifférenciation provoquée par l’emprise incestuelle d’une mère sur son fils apparaît comme le contexte fondateur de l’acte et interroge sur le vrai sujet du meurtre.
Anne Boisseuil étudie les effets et les enjeux du dégoût à travers la présentation de trois moments clés dans l’accompagnement thérapeutique d’une adolescente. Le recours au dégoût devient l’expression privilégiée pour introduire aux différents registres nécessitant un réaménagement psychique au pubertaire. La haine se définit alors aussi en cette modalité qui vise à préciser la juste distance avec l’objet. C’est bien de cette distance avec l’objet dont Ouriel Rosenblum nous parle, une distance salvatrice dans le processus de subjectivation et vis-à-vis de laquelle Julien, adolescent porteur du VIH par transmission maternelle, est mis en échec. Un empêchement dans cette redéfinition de la distance avec l’objet provoquée par la mort de la mère lors de la prime enfance de Julien, la culpabilité portée par lui sur les raisons du décès, mais également la fonction masochique de ce positionnement et la difficulté d’en sortir pour accéder à une dynamique subjectale autre. La haine accède, dans la contribution de Diana Maatouk et Louis Brunet au sujet d’un jeune amputé de guerre, au statut de dernière tentative pour assimiler une expérience extrême aux effets déshumanisants. Néanmoins, cette haine qui pourrait remplir une fonction de dégagement se révèle ici aliénante en figeant le sujet dans un scénario de persécution dont il ne parvient pas, pour l’heure, à s’affranchir. La fonction contenante de l’environnement est déterminante pour transformer l’affect de haine à l’égard d’un autre frustrant en une étape supplémentaire dans l’humanisation du sujet. C’est cette fonction contenante du milieu qui est interrogée dans le cas des faux signalements de maltraitance, tels qu’ils sont étudiés par Sébastien Chapellon. Ces révélations imaginaires ne peuvent être appréhendées sur le seul constat de la mythomanie puisqu’elles relèvent fondamentalement d’une fonction d’adresse et d’une recherche en un cadre suffisamment résistant aux attaques perpétrées, en tant qu’il est la condition essentielle pour assurer la psychisation d’une souffrance encore hors propos. Cette souffrance qui ne peut être dite, qui ne trouve pas dans les formes du langage partagé les conditions de son expression, représente à n’en pas douter le contexte de l’analyse que nous propose Joëlle Bordet. Une haine observée auprès des jeunes dits de banlieue, tournée de plus en plus vers les institutions, qui alimente des tendances clientéliste et communautariste – au sens le plus générique du terme –, enferme dans de solides préjugés de part et d’autres et menace l’esprit démocratique.
Dans une approche hors thème, Stéphanie Claudel et Philippe Claudon abordent les difficultés non pathologiques rencontrées dans le processus de subjectivation par des frères et sœurs de jeunes autistes, et plus particulièrement par rapport à la qualité du développement identitaire. Anne-Valérie Mazoyer et Marjorie Roques insistent, quant à elles, sur les différents registres, idéalisant, sublimatoire et masochique que les processus pervers peuvent représenter au décours de la dynamique pubertaire.
Enfin, pour clore ce numéro riche et ouvert sur la clinique, nous présentons dans le cadre de la rubrique « Dehors », un texte de Philippe Givre, déjà publié il y a quelques années dans la revue Cliniques méditerranéennes. L’évocation de la « voix blanche de Kurt Cobain », chanteur charismatique du groupe grunge Nirvana, ouvre à la puissance de la pulsion invoquante et à la trahison que peut représenter une exposition trop médiatique et travestie, à force de malentendus, du noyau du vrai self.
Vincent Cornalba